Releve du courrier
Bon. On ne tricote toujours plus. On réfléchit.
On prévient, c'est long.
On est un petit peu embêtés.
La présidente d'un parti d'extrême-doite nous a écrit. Pas que à nous, mais à tous les artistes du Nord. Pas personnellement, mais dans un article du Monde.
Vu qu'on a un numéro d'immatriculation d'artiste et qu'on habite le Nord, forcément on se sent concernés.
Bon qu'est-ce qu'elle dit?
Qu'elle nous aime. Qu'on ne doit pas avoir peur. Qu'on sera respecté, accompagné, aidé. Qu'on aura des locaux très fantastiques avec plein d'autres artistes très fantastiques. Qu'on aura un agent officiel et gratuit. Qu'on aura notre photo dans des trop beaux catalogues, des attachés de presse Qu'on fera des expositions partout, dans des lieux de prestige. Même au Grand Palais à Paris. Pour le Moma, c'est pas précisé dans la lettre, mais on a bon espoir, ça devrait être possible aussi. On suppose en tout cas.
C'est beau.
Pratiquement inconditionnel tout cet amour.
Juste à pas trop trop fréquenter les FRAC (Fonds Régionaux d'Art Contemporain).
A faire terroir et patrimoine. Si possible régional le patrimoine.
Et puis à pas trop trop parler des migrants, il précise le responsable culture de la dame qui nous a écrit.
Chacun vote bien comme il veut. Donc peut-être que ce grand maelstrom d'amour, dans quinze jours, on y sera.
Sauf qu'il y a un truc qui nous embête un peu.
On va pas tout reraconter, mais quand on a fait la Wool War, on marchait sur une corde raide. Raconter la guerre, cet immense gâchis universel ,résultat désastreux de haines et rancoeurs distillées au goutte à goutte dans les têtes, jusqu'à ce que la seule issue possible soit la guerre.
On est pas devenus historiens en travaillant sur cette guerre, mais on a compris quelques trucs. Enfin un surtout. Que les guerres, toutes les guerres, sont le résultat des erreurs des générations précédentes.
If any question why we died, tell them because our fathers lied. Il a écrit ça Kipling.
Si on vous demande pourquoi nous sommes morts, dîtes-leur parce que nos pères ont menti.
On a juste compris ça.
Que nos erreurs, on ne les paie pas cash. On les transmet aux générations suivantes. Un genre d'héritage maudit que les gens se passent de père en fils, jusqu'à ce qu'il devienne explosif, incontrôlable. Et bim, la guerre. Pas toujours la même guerre, mais la guerre.
La haine de l'autre, la peur de l'autre, la désignation de l'autre comme celui qui serait la menace, le péril, le danger, c'est toujours le creuset de cet héritage maudit. L'Austro Boche, le Boche, le Juif, l'Arabe, le migrant, le trop noir, le pas assez blanc, le pas trop trop français, le pas assez conforme aux moeurs admises, le pas du même avis, ... Une fois qu'on a semé les graines, il n'y a plus qu'à laisser pousser. C'est facile la haine. Ca finit toujours par exploser, il n'y a plus qu'à attendre.
Ce qui nous pose souci, c'est ça.
La responsabilité face aux générations à venir.
Avec le tricot, ce truc populaire, terroir, patrimoine, avec la guerre 14, l'Histoire, on est pile dans le coeur de cible. On devrait pouvoir avoir notre tête dans des beaux catalogues, avoir un attaché de presse, un atelier somptueux dans un village d'artistes fabuleux, aller au Grand Palais, au Moma, au Louvre, à Versailles, des justaucorps à paillettes pour fouler les tapis rouges ...
Sauf que non merci.
Si on accepte une petite pièce ou des valises de billets pour que son travail puisse se promener un peu partout, à la condition qu'un logo soit apposé sur les affiches, si on accepte qu'on utilise ces milliers d'heures de travail pour faire valoir l'action d'une instance administrative, quelque part, on avalise le reste.
En l'occurrence que l'art contemporain se débrouille tout seul. Qu'il y ait un art estampillé acceptable.
En l'occurrence qu'on ne parle pas aujourd'hui des migrants, et demain d'autres, parce qu'ils seraient un péril. Comme les Austro Boches.
Au Délit, on a pas trop envie de passer cette patate chaude explosive à nos enfants, petits enfants, arrière petits enfants. On a même pas envie d'y poser un doigt.
Jusqu'à aujourd'hui, on a pu montrer notre travail avec l'aide de gens très chouettes avec qui rien ne nous gênait. Avec qui le message n'était pas instrumentalisé, dévoyé.
Si les choses devaient changer dans 15 jours, on sera sans doute obligé de renoncer à des choses possibles et sacrément enthousiasmantes. Mais c'est pas grave;
Parce que si chacun vote bien comme il veut nous, notre travail on en fait bien ce qu'on veut, et rien du tout si on a envie.
La gauche, la droite, rien ne nous embête. Ca nous fait rager parfois, mais c'est le jeu démocratique. Des fois on gagne, des fois on perd.
L'extrême-droite, il n'y a pas moyen. Les gens, vous faîtes comme vous voulez, on a pas à vous dicter votre vote mais nous aussi, on fait comme on veut.
On se passera des catalogues, des ateliers, des attachés de presse, des lieux de prestige, des justaucorps à paillettes.
Tant qu'on peut se regarder dans la glace, ça nous va.
Donc merci madame pour votre gentille lettre, mais non merci, sans façon.